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Le sens

 Le sens et l’image

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JOURNEES NATIONALES DES ECRITURES POUR LA MARIONNETTE DES 25 ET 26 MARS A AURAY 2003

(Retranscription d’un enregistrement audio)

Je suis sculpteur et j’ai éprouvé le besoin de sortir de mon atelier pour aller à la rencontre des gens. Rapidement, je me suis exprimé sur scène et le matériau qui a été le mien c’est la lumière en tant qu’objet. J’ai travaillé avec la lumière sous toutes ses formes, au travers d’appareils de projection, et notamment la lanterne magique.

Ma compagnie s’appelle le Praxinoscope théâtre. Le praxinoscope est un appareil constitué de miroirs qui fut inventé au début du siècle par Emile Reynaud. Celui-ci projeta ainsi les premières images animées; les Frères Lumière qui vinrent assister aux représentations du Théâtre Optique, eurent l’intelligence d’adapter ce procédé à la photographie : ils inventaient le cinéma.Pourquoi m’être mis sous le signe du praxinoscope ? Parce que la projection d’image n’est pas né à notre époque: depuis que l’Homme fait du feu, il projette de la lumière. Et Emile Reynaud poursuit la tradition des grands imagiers, c’est un personnage charnière car il ouvre la projection lumineuse sur ce qui va devenir notre culture moderne : le cinéma … C’est une bascule. La lanterne magique est née au 17e siècle, inventée par Huygens, (le savant qui découvre les anneaux de Saturne). Mais les projections ésotériques existaient bien avant. Léonard de Vinci raconte ainsi une séance de nécromancie, telle que les prêtres la pratiquaient jusqu’alors: « Vous ne croyez pas en Dieu, venez telle nuit, telle lune » ; les initiés se placent à l’intérieur un cercles de bougies, le prêtre brûle des herbes et fait des incantations pendant des heures, finalement des hordes de démons se jettent sur eux au travers de la fumée. La projection d’images existe depuis la nuit des temps, probablement pratiquée par les grecs et les égyptiens sous des formes ésotériques. Un texte ancien explique comment fonctionnait la projection d’images, avant la lanterne magique: un moine y décrit le principe d’une lanterne vive, tant en gardant un relatif secret, car il craint que l’on s’en serve de manière mal intentionnée, pour manipuler les gens…

Il y a une continuité des projections ésotériques à l’image numérique, une continuité qui passe par la lanterne magique, le cinéma, et la télévision. Tous les arts ont une origine magique ou religieuse ; ainsi la marionnette, (petite  Marie), est une pratique religieuse qui est devenue profane. Et il faudra attendre le 17ème siècle pour que le pape mette un terme aux fumeuses séances de nécromancie; le grand art de l’ombre et de la lumière investi alors la sphère artistique… Familier d’anciennes techniques de projection, je constate que depuis l’apparition du cinéma, nous ne regardons plus l’image, de la même manière qu’à l’époque de la lanterne magique. De nombreuses choses ont changées, et notamment le rythme du regard. Ainsi nous restons rarement 5 minutes devant une image fixe; tandis que plusieurs heures seraient nécessaires pour lire une peinture de Bosch, (encore faudrait il pouvoir y revenir). J’estime que c’est un des problèmes de la peinture aujourd’hui: peut on voir une peinture de Bosch, de L. de Vinci, de Monet, en quelques minutes dans un musée ? Nous sommes habitués à une lecture rapide de l’image, qui ne nous en délivre qu’un aspect superficiel, car la peinture a des choses à dire dans la durée: il faudrait pouvoir vivre avec. Notre regard a changé: nous sommes désormais dans une culture de l’image en mouvement. De plus, notre époque se caractérise par une opulence d’images; et celle ci a pris de telles proportions que l’on est en droit de se demander si elle ne suscite pas un aveuglement.

Il est nécessaire que je me situe dans le débat: je ne suis pas du tout dans une posture de résistance, au contraire; je suis un mordu du cinéma et je m’intéresse de près à l’image numérique. La question pour moi n’est pas de résister à cette culture contemporaine, qui est en train de se développer, mais se demander par quel bout la prendre. Lorsque sur le premier écran de cinéma, les Frères Lumière ont lancé une locomotive vers le public, les gens se sont jetés sous les fauteuils; cette scène renvoie à l’époque plus ancienne de la révolution française, quand Robertson terrorisait le public parisien avec ses fantasmagories, il renouvelait alors l’art de la lanterne magique par l’invention du panoramique, du zoom, du diaphragme, etc. Aujourd’hui nous avons pris du recul face à l’image, nous nous sommes habitués. La culture pour moi, est de l’ordre de l’habitude, c’est un processus qui nous permet de ne plus être fasciné, absorbé, avalé par les images.

Pou étayer cette idée je vais raconter une expérience très différente. Je travaille sur scène, mais je suis également allé présenter des spectacles, dans des hôpitaux, des instituts médicaux éducatifs, etc. J’ai notamment beaucoup travaillé avec les personnes autistes. Pour un artiste ces situations sont précieuses, car nous nous trouvons face à des gens qui nous regardent pour ce qu’on est: un être humain qui s’adresse à un autre être humain, et non pas quelqu’un qui ne viendrait pour briller. Dans un lieu créé par H. Buten à Saint-Denis, j’ai réalisé un atelier destiné à de jeunes autistes dont les symptômes étaient particulièrement violents. Nous accueillions notamment la petite Cendre, une enfant très douce, souriant toujours aux anges… soudain elle commençait à se frotter le bas-ventre, son visage se décomposait, elle se mettait à hurler et se jeter dans tous les sens. Mon atelier a duré trois ans. Je me souviens de la première crise de cette enfant : l’atelier a littéralement explosé, tout était brisé, répandu en morceaux ; les autres enfants étaient terrifiés; et par contagion, nous qui étions sains d’esprit, étions gagnés aussi par la peur. Je n’ai pas ouvert la porte. Nous avons terminé cette séance, et nous l’avons recommencée. Petit à petit nous nous sommes habitués aux crises de Cendre, curieusement nous avions développé quelque chose qui nous permettait de ne plus subir la contagion de sa terreur, non seulement nous autres adultes, mais aussi les enfants autistes. Ce qui était plus étonnant encore, c’est que cette «habitude » que nous avions développée, permettait à Cendre elle même de pouvoir se calmer. Les défenses que nous avions élaborées, l’aidait à se contenir : cette habitude était un processus qui contribuait à préserver son intégrité.

Nous sommes fréquemment confrontés à des publics qui viennent au spectacle avec l’habitude de ne pas regarder, ne pas voir : habitués au non-sens. J’ai envie de dire, et bien tant mieux ! Il est heureux que nous soyons habitués à ne pas regarder, face à l’absence de sens de la plupart des images qu’on nous inflige… Nous sommes aujourd’hui face à de vastes champs de notre culture qui sont vides de sens, des sortes de déserts qu’il nous faut réinvestir. Je crois que ce n’est pas le propre de notre époque. De tous temps nous avons été confrontés à des pans entiers de nos civilisations qui apparaissaient vides de sens, et qu’il fallait réinventer. C’est là simplement notre travail d’artistes: réinsuffler du sens. C’est un processus qui est de l’ordre d’une respiration avec chaque époque.

Je parle du sens, mais il faudrait peut être que je précise ce que j’entends par le sens. Je vais parler d’une autre expérience que j’avais menée il y a plusieurs années. J’intervenais alors dans une  « maison verte », où je pratiquai la marionnette, le conte, la sculpture… Des mères m’avaient demandé de leur apprendre le français; évidemment ce n’était pas dans mes cordes, mais réfléchir sur la transmission de la langue au travers des pratiques culturelles m’intéressait. Je créais donc Espace libre culture. Cet espace fut ouvert tous les jeudis matins, pendant trois ans, dans la « cité des 4000 » à La Courneuve; il fut financé par le FAS ; destiné à de jeunes enfant accompagnés de leur mères, il fut fréquenté par de nombreuses familles issues du quart-monde ou d’origines étrangères. J’y travaillais sur le jouet, le livre, le conte, la marionnette, etc; une fois par mois nous une programmions un spectacle, un concert, ou une exposition. Quand les mères arrivaient avec leurs enfants la relation était parfois très tendue, extrêmement fusionnelle, presque carcérale, la mère tenait son enfant et disait : « regarde le monsieur, parle au monsieur, souris au monsieur… » Il n’y avait de place pour aucune liberté, et l’enfant ne laissait pas non plus sa mère s’éloigner d’un pouce. Notre travail consistait à ouvrir des espaces de langage, espaces de jeu, espaces de liberté… Avec le temps, la mère s’autorisait à faire des choses pour elle-même; dans le même mouvement l’enfant pouvait prendre distance et jouer. Ils s’autorisaient chacun, à être un et autre, et dans cet éloignement, la manière dont ils se considéraient mutuellement pouvait changer. A l’origine il y a selon moi, une relation fusionnelle, non dissociée entre la mère et l’enfant; puis le lien s’élabore, la distance devient possible: chacun devient progressivement un et autre. Ce qu’il y a entre les deux, cette relation qui se construit, c’est le langage, la culture. La culture est un lien, et le sens c’est la direction qui parcourt ce lien. C’est la relation humaine qui donne sens à un geste, l’expression d’un visage, au mot, à l’image…

Je parlais de non-sens, parce que je trouve que nous sommes dans un monde rempli d’images mortes, vides de sens ; c’est-à-dire des images au travers desquelles on ne sent pas une personne qui s’exprime pour nous toucher. Parce que le langage c’est aussi un jeu de miroir entre la personne qui s’exprime et celui qui écoute. Entre la mère et l’enfant communiquer c’est se reconnaître mutuellement. Or l’un des problèmes de notre époque, c’est que nous ne se reconnaissons pas dans les images que l’on nous renvoie de nous même. Pour faire référence à l’actualité immédiate, (seconde guerre du golfe), je trouve que nous sommes confrontés à des images qui ne nous nient en tant que personnes. A contrario, je pense que la responsabilité de l’art c’est exactement l’inverse. Ainsi le poète Yves Bonnefoy  raconte que lorsqu’il lit un texte qu’il aime, il a une croyance presque superstitieuse que ce texte est bienveillant vis à vis de lui-même, qu’il l’aide à être ou à devenir lui-même. J’aime beaucoup cette idée de la bienveillance de l’œuvre vis à vis de celui qui la considère.

Evidemment nous qui sommes des artistes nous voyons bien qu’il y a également une bienveillance de l’œuvre vis à vis de l’artiste. En effet c’est précisément la réalisation de l’œuvre qui nous permet de devenir quelque chose, nous construire.Mais je me méfie fondamentalement d’une idée de bienveillance de l’artiste vis à vis du public. L’artiste n’est pas un missionnaire ! D’ailleurs pour faire le bien de l’autre il faudrait d’abord savoir qui est l’autre, et ce qu’est le bien. C’est pour cela que je me suis toujours refusé à faire de l’art- thérapie, quand bien même je m’adresse à des enfants gravement malades. Parce que la seule responsabilité de l’artiste c’est de tenter de ne pas mentir face à l’autre, tout autre motivation viendrait corrompre notre sincérité. L’art ne peut avoir pour fonction un objet utilitaire : ni thérapeutique, ni politique, ni économique, ni publicitaire… ni publicitaire de soi même, (et je crois qu’il y a un petit problème sur ce point aujourd’hui).

Pour moi l’œuvre c’est une façon d’essayer de me tenir debout face à l’autre, face au public. Si je suis artiste c’est peut-être parce que je suis un peu maladroit dans la vie, et mon travail est une tentative d’exister face aux autres. Mettre une œuvre sur scène, c’est un peu comme s’inventer un masque, c’est poser une image entre soi et l’autre, au travers de laquelle on existe mutuellement; l’oeuvre n’est peut être alors rien d’autre que la forme exacte de cette relation avec le public, avec le monde.

Tout à l’heure François Lazaro parlait de la stratégie de l’effacement et de la présence. Je ne crois pas que porter un masque, soit une stratégie d’effacement, c’est plutôt de l’ordre de la révélation ou d’une possession. La peau aussi est un masque, il s’agit de s’habiter soi comme habiter un masque. Pour moi l’un des problèmes de l’autisme, c’est que la personne autiste n’a pas de masque intérieur, elle ne peut pas exister dans le regard de l’autre, elle est toute nue, écorchée vive, et elle cherche à se faire une enveloppe, une peau. Lorsqu’on porte un masque, on est caché (et même protégé) par celui-ci. Le public regarde cette image, tandis que de l’autre côté l’acteur cherche à être ce que le masque demande. Or ce qui habite le masque, c’est le regard du public : il s’agit donc d’être habité par le regard de l’autre, d’être à l’endroit exact où l’on existe face à l’autre.

Je crois de l’art peut être défini comme dans une tentative de non mensonge, et que c’est peut être sa seule déontologie: la non aliénation. Une oeuvre dont l’objet est purement commercial, est nécessairement une forme d’aliénation de l’autre, or notre culture est dominée par des produits culturels consommables et stéréotypés. A l’opposé l’œuvre d’art est l’outil d’une possible d’émancipation de soi, qu’on soit artiste ou spectateur.

Lorsque nous travaillions avec Cendre, nous avons cherchés à comprendre ce qui déclanchait ses crises d’angoisse: à quel instant  naissait cette terreur? Peut-être y avait il eu un geste maladroit, une intention non formulée qui aurait fait paraître tel mot ou tel comportement comme faux, et donc dangereux. Alors nous avons travaillé sur l’instant, sur chaque instant; j’ai fait devant elle de petits jardins avec des roseaux et des fleurs d’anis, et nous nous sommes aperçus qu’elle sentait, elle percevait le monde par l’odeur… Tout mensonge peu susciter une terreur chez une personne autiste, ce que nous tentions de faire c’est un travail sur l’authenticité, pour être à l’endroit où l’on ment le moins possible. Car ne pas mentir ce n’est jamais un état, c’est un processus, un mouvement vers quelque chose.

Cet endroit quand on est sur scène, on le perd parfois, nous ne sommes pas toujours au point exact de la plus profonde rencontre avec le public. C’est une recherche sans fin, puisque le point de vue d’où l’on se situe, (par rapport aux autres, à l’art, à notre époque), se déplace sans cesse; notamment à cause de l’habitude: c’est un mouvement perpétuel… qui me ramène au début de mon intervention.

 

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