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Visages

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Les plus anciennes traces des civilisations humaines sont des objets sculptés et si l’on considère la Vénus de Schelklingenun un vertige nous prend devant la modernité de cette expression la plus ancienne de notre humanité, et qui n’est pas sans rappeler les sculptures d’Henry Moore. En fait il semble que la sculpture soit hors du temps, elle est le miroir des civilisations, mais elle nous renvoie surtout l’image d’une humanité qui transcende les cultures et les époques. Je ne crois pas au progrès, la modernité me semble une superstition vaine et naïve, je crois simplement à l‘immanence, le présent nous pose question, à chaque instant répond un geste dont on cherche la justesse, mais qui témoigne surtout de nos aspirations et de notre aveuglement. Il est facile de se laisser entrainer par notre ignorance et le cours des choses, il nous faut toute notre sensibilité et la plus grande clairvoyance pour s’approcher parfois d’un geste juste, un geste qui exprime une adéquation entre soi et le monde. C’est la seule exigence à laquelle me semble devoir répondre une  œuvre d’art. Une œuvre d’art nous permet de nous accorder avec le monde, c’est une clé qui nous permet de retrouver une cohérence, une intelligence avec les êtres et les choses.

On croit souvent que pour voir il suffit d’ouvrir les yeux. Personnellement je constate que voir est une conquête sur mon aveuglement. On croit voir sans effort, mais en réalité on ne fait que lire des images, et notre art de lire des images a ses propres limites, qui sont les frontières de notre faculté de voir. Pour être capable de voir par delà nos habitudes, par delà notre aveuglement, il faut déjà pressentir les limites de ce que l’on croit voir, qu’une question soit posée déjà, et qu’une intuition, un rêve opiniâtre se forme et nous dirige vers l’inconnu. Encore faut-il alors reconnaitre cet inconnu, l’avoir déjà pressenti. En fait, pour voir il faut savoir rêver, affiner des rêves pour qu’ils épousent au plus près une réalité qui toujours se dérobe, nous échappe. Voir est un dialogue entre nos illusions et la réalité. Car il ne s’agit pas seulement de voir une forme, comprendre une courbe, saisir une ligne, la cohérence d’un mouvement, la subtilité d’une expression, il s’agit aussi de percevoir ce qui est latent, saisir dans la rumeur du temps ce qui attend, nous appelle, nous interroge, cherche à trouver une forme, une expression.

Comment pensons-nous un visage? Cette question qui parait simple soulève des questionnements essentiels : comment nous pensons-nous  nous-mêmes, quel regard posons nous sur notre humanité, quelle est la forme de notre regard, c’est à dire de notre pensée? Face aux sculptures de la renaissance on voit bien la forme d’une pensée particulière, on voit bien une certaine manière de penser la forme au travers d’une analyse du mouvement, de la vague. La pensée de la renaissance témoigne aussi d’un curieux métissage entre la sculpture médiévale finissante et la statuaire antique. J’y voie aussi une sorte d’utopie, une confiance dans une analyse presque scientifique du regard, et un émerveillement devant les horizons nouveaux qui s’ouvrent alors. La sculpture égyptienne quant à elle, témoigne plutôt d’un équilibre des formes, une construction rigoureuse, presque immuable, et une connivence intime avec le monde animal et végétal. J’éprouve une véritable fascination pour la sculpture grecque archaïque. A la croisée des chemins entre l’influence crétoise, la statuaire égyptienne et la Perse, quelque chose est en train de naitre, quelque chose qui a encore la rigueur presque abstraite de la sculpture primitive, et qui découvre une liberté nouvelle, enivrante. La sculpture grecque archaïque c’est aussi et surtout un sourire, le sourire de Kouros, un sourire face au monde, un sourire de vivre.

Quant à nous, quel visage offrons nous au monde? Les œuvres de Giacometti, de Moirignot, de Germaine Richier soulèvent des questions profondes,  ouvrent des perspectives nouvelles,  nous ouvrent des chemins. Peut-être que les sculptures d’une époque ne témoignent pas seulement des modes de penser propres à ceux qui les ont réalisées, mais témoignent surtout de leurs aspirations, d’une fuite en avant, dans ce sens particulier que Deleuze prête à la fuite. Quant à moi je préfère fuir, fuir mon propre aveuglement, fuir un monde finissant, une civilisation monstrueuse et moribonde, condamnée à disparaitre ou se réinventer. J’aspire à autre chose, un ailleurs qui n’est pas un retour en arrière, mais qui sait y plonger ses racines pour renaitre, et inventer un nouvel art de vivre et de penser. Peut-être sommes nous à la veille d’une extraordinaire renaissance de la civilisation, une éclosion, une ouverture? Peut-être nous appartient-il de travailler à aiguiser notre intelligence, nous débarrasser de la bêtise et l’obscurantisme propre à notre époque, chercher à comprendre la musique des choses, trouver un accord, un sourire, une intelligence nouvelle avec la vie et le monde?

Il nous appartient de voir et de rêver, c’est à dire, voir par delà le silence des choses, les écouter, chercher à les comprendre, et mon travail sur le visage n’est rien d’autre que cela : une tentative de voir.

 

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