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Regards

Interview pour la revue Analogues sur l’installation Micmacrocosmes                                                                                                              

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Vincent Vergone: Mon matériau, c’est le regard. Comme lorsque l’on est au bord du sommeil et que l’on ne sait plus si ce que l’on perçoit est vrai ou imaginaire. C’est cet endroit-là qui m’intéresse. Ces machines bizarres, comme « la machine à regarder les entremondes », sont des prétextes pour jouer avec le regard mais aussi avec la pensée. Ce qui est important, c’est aussi les questions que posent ces objets. Ils cristallisent des questions philosophiques et un rapport au monde. Contrairement à d’autres époques, nous n’avons pas de vision claire du monde. En plus, nous ne nous posons même pas la question de ce en quoi nous croyons. Adhérons-nous à la théorie des cordes? Croyons-nous que le monde est holographique, comme l’affirment des chercheurs ? Ce qui m’intéresse, c’est de poser au moins la question. Et puis, un objet comme « La pierre qui chante » propose aussi une représentation du monde insolite. Que l’on y croit ou pas, je trouve qu’il y a beaucoup de poésie dans cette idée.

Naly Gérard : La dimension poétique est-elle une manière d’intégrer cette multiplicité de visions du monde ?

Vincent Vergone : Être humain implique que l’on tente de percevoir le monde. On peut le saisir d’une manière technique, mais aussi d’une manière plus vaste et plus sensible. Je ne crois pas que la science suffise pour appréhender l’univers : la vision poétique nous est nécessaire. Cette perception intime et subjective est essentielle pour s’habiter soi et habiter le monde. Par ailleurs, dans mon travail, je défends farouchement la poésie et en particulier la poésie contemporaine.

Nally Gérard : Dans Micmacrocosmes, le public participe à la production de l’image. En quoi est-ce important ?

Vincent Vergone : Je trouve que notre société de l’image est en fait un monde de carton-pâte. Nous vivons dans des images manufacturées que l’on prend pour la réalité. Se pose la question de ce qu’il y a derrière l’apparence des choses. La publicité, par exemple, que l’on y croit ou pas, elle occupe le terrain et on ne voit plus ce qu’il y a derrière. C’est le travail des artistes de poser la question de notre rapport à l’image et de la manipulation par le regard. Pour ma part, je m’insurge contre la pornographie de l’image: ces images que l’on consomme, qui nous violentent, qui entrent par nos yeux et contre lesquelles on ne peut rien faire. Regarder, c’est le contraire. C’est plutôt de l’ordre de l’érotisme: plus on laisse deviner, et plus le public cherche à voir ; plus l’expérience est intense. Tout l’art de faire des images consiste à mettre le spectateur dans une position active où, à partir de suggestions, il pourra réinventer ses propres images. Pour moi, il ne s’agit pas de lutter contre la réalité du monde d’aujourd’hui mais de prendre les choses telles qu’elles sont pour aller ailleurs. J’essaie d’avoir cette posture-là face à la modernité. Je tente d’être en phase avec le monde d’aujourd’hui, là où on est avec notre regard. De me placer à un endroit juste, où les gens me comprennent, pour les entraîner ensuite le plus loin possible.

Naly Gérard: Vous utilisez aussi bien des dispositifs anciens que des machines que vous inventez. Quel rapport entretenez-vous avec la technique ?

Vincent Vergone : Beaucoup croient aujourd’hui que, pour faire une œuvre moderne, on doit utiliser des techniques modernes. On peut les utiliser certes, et je ne m’en prive pas, mais je n’hésite pas à utiliser des techniques anciennes, comme le praxinoscope ou la camera obscura. Je faisdes peintures abstraites et des images « mouvementées » avec la lanterne magique, parce que c’est un instrument de projection fabuleux, à mi- chemin entre la peinture et le cinéma. Je me situe dans la même lignée que des artistes tel William Kentridge, qui avec une technique ancienne comme le fusain, creuse la question très actuelle de l’image en mouvement. Si l’on veut créer au présent, on ne peut pas faire l’impasse d’un regard sur le passé. Par ailleurs, c’est important pour moi de comprendre comment marche une machine, de jouer avec les mécanismes. Je crois que chaque technique a son charme : chacune d’elles a des choses à dire. L’artiste ne crée pas ex nihilo, il est un passeur de choses qui le dépassent. Son travail, c’est finalement de comprendre ce que la matière a à dire, que ce soit une pierre ou un mécanisme d’horlogerie. Pour moi, le talent de l’artiste est de reconnaître des choses qui s’inventent au travers de lui-même. De prêter sa voix à des choses qui attendent d’être dites.

Naly Gérard : Dans votre travail artistique, vous utilisez des supports très différents : la lumière, les machines, l’image en mouvement, la gravure, le cinéma… Par ailleurs, vous présentez vos œuvres sur scène et sous forme d’installations. Comment vous définissez-vous ?

Vincent Vergone : Si on ne craint pas d’utiliser des mots anciens, on pourrait dire que je suis un imagier, c’est-à-dire quelqu’un qui travaille sur l’image. Mon activité artistique, c’est d’abord la sculpture. Lorsque j’ai commencé, je n’avais pas de rapport direct avec le public, et cela me manquait. En même temps, comme de nombreux plasticiens, j’avais le désir de faire de la musique avec des images. C’est ainsi que j’ai choisi de mettre mes sculptures sur scène ou dans des installations, dans une relation directe avec les spectateurs et en introduisant le facteur temps. Les questions qui m’intéressent sont le travail sur la lumière, l’image en mouvement et le rapport au regard. En fait, mon matériau, c’est le regard.

Naly Gérard : Vous avez réalisé des spectacles pendant une douzaine d’années. Aujourd’hui, vous vous consacrez davantage aux installations. Est-ce un tournant dans votre création ?

Vincent Vergone : Dès le départ, j’ai réalisé des installations. Les spectacles que je créais en parallèle étaient assez atypiques. Ils mélangeaient la poésie contemporaine, la musique contemporaine et la création d’images sur scène. Récemment, il y a eu un glissement vers des installations-spectacles, une forme qui est finalement plus proche de ma nature de sculpteur. C’est comme si deux axes de mon travail qui pouvaient paraître différents se rejoignaient. J’essaie de créer des sortes de jardins, dans lequels l’esprit peut flâner et faire le lien entre les différents éléments. Aujourd’hui, mes installations interrogent le regard : pourquoi on regarde ? comment on regarde ? Je cherche à pousser le spectateur aux confins du regard.

Naly Gérard: Dans votre parcours, vous vous êtes très tôt adressé à des publics marginaux : les personnes autistes, les habitants des quartiers pauvres, les très jeunes enfants… Pourquoi choisir d’aller vers des personnes qui n’ont pas un accès évident à l’art ?

Vincent Vergone : Je ne me satisfais pas de la façon dont l’art est vécu dans notre société. Il existe vraiment un divorce entre les artistes et une grande partie de la population. Je trouve très triste de ne faire de l’art que pour une toute petite frange de la société. L’art à mon sens doit faire partie de la culture populaire. Quand on crée une œuvre, l’essentiel n’est pas l’œuvre en elle-même, mais quelque chose de profondément humain qui passe entre l’artiste et celui à qui il s’adresse. Quand je fais mon métier avec des personnes autistes, mes œuvres sont prises pour ce qu’elles sont: une relation du plus profond de soi vers le plus profond de quelqu’un d’autre. Je crois que l’art est essentiel pour se sentir vivant et humain. J’ai beaucoup travaillé pour les enfants car je me suis senti plus à l’aise avec le côté brut du monde de l’enfance. Et puis le milieu du jeune public est aussi une sorte de « niche culturelle » où il est possible de créer en déjouant la censure. La censure est vraiment un problème majeur de notre époque. Elle ne s’affiche pas comme telle, mais c’est une censure de fait : toute œuvre doit passer par un formatage commercial. Une manière de faire circuler des œuvres authentiques est de s’adresser à des publics marginaux, qui n’intéressent pas la culture de masse.

Naly Gérard : Micmacrocosmes s’inspire du principe de la « chambre des merveilles ». Pourquoi travailler sur cette forme ancienne d’installation ?

Vincent Vergone : Travailler sur l’idée d’une chambre des merveilles – l’ancêtre du cabinet de curiosités et donc du musée – est une manière d’interroger notre rapport à l’art contemporain. Et de se poser la question des clés du regard, comme la fascination inconsciente que nous avons pour l’étrange et le merveilleux. Les boîtes optiques de Micmacrocosmes nous confrontent à la limite du perceptible : lorsque l’on ne sait plus très bien si ce que l’on voit est réel ou de l’ordre du rêve.

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